La vieille Louise (Atelier d’écriture)


Photo @Vincent Héquet
Photo @Vincent Héquet – Texte : ©Valérie Guichon – 2015

Cela fait longtemps que je fouille le sol à la recherche de quelque chose à manger pour ce soir.

J’ai froid, mes doigts sont gelés, l’humidité de la forêt me transperce les os…

J’ai peur aussi, mais ça, je ne l’avouerai jamais.

Pas eu de pot ce matin, j’ai tiré la plus petite brindille, celle du perdant… A moi donc, d’affronter une journée de danger et de revenir avec quelque chose à becter… Sauf si c’est, ce « quelque chose » qui me bouffe avant !!

Paulo est le meilleur à cet exercice. Il n’est pas rare qu’il attrape un lapin, des insectes genre gros vers bien dégueu ou n’importe quoi qui apporte des protéines comme dit la vieille. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi ce n’est pas lui qui part chercher systématiquement la bouffe. Il a même réussi une fois l’exploit d’assommer un marcassin. Un bébé, mais qu’est-ce qu’on s’est régalés ce soir-là !

Non, là, Môssieur fait la grasse matinée emmitouflé dans les plaids, duvets. Après avoir participé au rituel du matin, il s’est recouché près du feu sans un mot… Mon frère ne parle plus beaucoup, il râle, grogne et donne des ordres…enfin les ordres, c’est que pour moi….

Je l’entends pleurer parfois la nuit ou c’est plutôt à ses reniflements que je me doute qu’il pleure. Lui aussi doit avoir peur, mais comme c’est le grand frère, il ne pleurera jamais devant moi. Quand il part seul dans les bois, quand je le vois avec son arc et ses flèches (celles qu’il a passé tant d’heures à tailler et équilibrer), j’ai peur qu’il nous oublie et continue sa route seul. Je crois que l’on est une charge pour lui. C’est surtout quand je suis triste que je pense ça. Quand on se tord le bide à se raconter des blagues débiles, je me dis que jamais il ne nous quittera.

Après mon frangin, celle que je préfère dans le groupe, c’est la vieille Louise. Elle est édentée, ne peut plus courir, partir à la chasse et pue de la gueule comme pas possible. Bon d’accord, on pue tous, mais elle, c’est à la limite du supportable.

Par contre, elle adore s’arrêter en chemin pour cueillir des fruits, des baies, des plantes. Elle en connaît un rayon sur la nature et ce que l’on peut manger sans risque d’avoir la chiasse ou pire. Elle aime nous apprendre à les reconnaitre pour le jour où elle ne sera plus là.

Elle nous a prévenu qu’elle ne passerait pas l’hiver avec nous, alors qu’il fallait qu’on comprenne la nature et surtout qu’on apprenne à faire sans elle, « vite et bien, non d’un chien » !

Regardez ce champignon  là…ça fait au moins quinze fois qu’elle me dit qu’il est mortel. Ca va, c’est bon j’ai compris ! Un vrai moulin à parole cette Louise….elle ne nous lâche pas la grappe une seconde. Ce que les grands sont chiants !

Le moment le plus sympa quand même, c’est le soir, quand on se pose autour d’un bon feu (si le bois n’est pas trop humide). Elle nous raconte des histoires du temps où elle était jeune et habitait la ville. Son mari qui l’a battait et son envie de fuir et de se créer un refuge à elle dans les bois. Cela fait des années qu’elle y vit. Elle n’est d’ailleurs pas la seule nous a-t-elle confié à vivre ainsi en marge de la société. Moi, je ne captais pas trop ce qu’elle voulait dire, mais les grands hochaient la tête comme s’ils comprenaient. Un soir, elle nous a demandé ce que l’on fuyait…

J’ai l’impression que ça remonte à des années, j’ai l’impression d’avoir oublié comment c’était avant ! Paulo, mon grand frère, m’a réveillé un matin pour me dire qu’il se passait un truc bizarre. Les darons s’étaient fait la malle. Ce n’étaient pas les seuls grands à s’être barrés. Tous les adultes nous avaient laissés en plan comme ça, en pleine nuit. Pas un mot, pas un bisou, sans bruit, ils sont partis. Pourquoi nous faire ça ? Bon d’accord, on n’est pas toujours facile, on fait des bêtises, mais on est des enfants, non ? un enfant qui ne chahute pas, qui ne pique pas sa crise, c’est quoi ?

Et puis, moi, j’avais pas l’impression d’être casse-pieds, je travaillais bien à l’école, je rentrais après les cours, jouais à la console, chattais avec les potes…alors que ouais, Paulo, foutait rien au lycée, lançait des « Faites chier« , « Je fais ce que je veux » aux parents et se barrait en claquant la porte.

Papa maman n’avaient vraiment aucune raison de me laisser tout seul. C’est injuste de devoir payer pour Paulo. Je le déteste ! Alors je reste tranquille et j’attends qu’ils reviennent.

Dehors, c’est devenu très vite le bordel. La liberté, ça monte à la tête des petits cons comme les appelle mon père. Ils se sont mis à casser des vitrines, piller des magasins, incendier des baraques. Paulo m’a même dit qu’il y avait eu des meurtres. C’est devenu trop flippant de sortir.

Merde, c’est pourtant le rôle des parents de nous mettre en sécurité, de nous donner à manger, de faire les courses… Je croyais que notre job à nous, c’était de bien étudier à l’école !

On attendait qu’ils reviennent les vieux, mais plus le temps passait, plus c’était dangereux de rester sur Paris. Je pleurais tous les soirs, je pissais au lit, j’étais mort de trouille. Je voulais un câlin, je voulais qu’on me rassure, mais c’était pas le genre de Paulo…Avec lui, c’était jouer à la bagarre ou se castagner pour la télécommande.

Il était trop dans ses pensées, à regarder par la fenêtre, à attendre quelque chose. Puis il s’est mis à sortir son cahier et à répertorier dans l’immeuble les appartements sans enfants. Il m’a demandé de le suivre et après avoir piqué les clés chez le gardien, on est entré dans chaque appartement noté par Paulo pour prendre tout ce qui était nécessaire à la survie.

Il m’avait fait une liste. Que des trucs dégueu. Des légumes en boites qu’on aurait jamais mangés d’habitude. Des gâteaux secs, des petites bouteilles d’eau, du PQ. J’avais pas le droit de toucher aux couteaux. Mais je le voyais, fouiller dans les tiroirs pour trouver des lames légères et efficaces.

Ah ! un conseil, si ça vous arrive, n’ouvrez jamais les frigos ! Je me suis fait avoir une fois, L’odeur est à gerber ! J’ai d’ailleurs vomi tout mon petit dej.

Donc, je suivais les instructions de Paulo et laissais sans qu’il le voit, un petit mot d’excuse en promettant qu’une fois tout rentré dans l’ordre, mes parents les rembourseraient !

Un matin, Paulo, a décidé que c’était trop dangereux de rester là. Qu’il fallait se mettre à l’abri dans les bois. Je ne connais qu’une forêt, c’est celle de Fontainebleau, elle est immense, on peut s’y perdre facilement, alors son idée m’a fait flipper, mais je n’ai pas eu vraiment le choix, l’idée de rester tout seul était encore pire que celle de partir avec lui.

Il a rempli deux gros sacs à dos de bouffe, fringues, duvets… Il a pris son arc (c’est marrant de penser à emporter un jouet mais bon, j’ai senti que ce n’était pas le moment de le charrier). Mon sac était super lourd. Pour un peu, je pouvais basculer en arrière et faire la tortue sans pouvoir me relever. Du coup, j’ai rigolé en m’imaginant les quatre pattes en l’air. Paulo m’a regardé d’un regard éteint, triste. C’est bizarre de le voir comme ça. Comme s’il avait basculé en si peu de temps dans le monde des adultes.

Avant de fermer la porte de notre appartement, j’ai laissé un mot sur la table pour les parents, Paulo n’y avait même pas pensé. Comment auraient-ils pu venir nous chercher sinon ?!

Et dire qu’avant, aller gare de Lyon et prendre le train pour Fontainebleau, c’était fastoche. On le faisait souvent le week-end pour « s’aérer« … Problème…pas de métro, pas de train… Que nos jambes ou les vélib’ qu’on a facilement barbotés. J’ai fait promettre à Paulo qu’on allait les rapporter une fois que tout serait redevenu normal. Je crois qu’il m’a répondu oui pour me faire plaisir.

On a retrouvé en chemin Léa et son frère Marco, le pote de Paulo. Ça faisait plusieurs jours qu’ils parlaient de partir et qu’ils avaient étudié le chemin pour Fontainebleau. J’ai découvert la petite Léa, avec sa dent de devant en moins.

Marco lui avait fait des tresses. C’est marrant de faire des tresses à une gosse alors qu’on s’enfuit pour se cacher en pleine forêt. Il lui a même attrapé un casque pour pas qu’elle se fasse mal si elle tombe. Il a l’air d’y tenir Marco à sa petite soeur. Moi j’espère juste qu’elle va pas se mettre à chialer et attirer l’attention sur nous. Faut se faire discrets par les temps qui courent.

Léa regarde droit devant elle. Les yeux rouges et gonflés, perdus dans le vide, Peut-être qu’elle aussi a beaucoup pleuré et fait pipi au lit… De son sac à dos, dépasse son nounours ! Quel couillon, j’ai oublié de prendre mon lapinou. M’en fou si les autres se moquent de moi, j’aurais dû le prendre. Je demande à Paulo qu’on rentre à la maison le chercher. Il me répond que ce n’est pas l’heure de faire sa chochotte !

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Je ne sais pas depuis combien de temps on est cachés dans la forêt ni depuis combien de temps je n’ai pas pensé à mon lapin en peluche. La chochotte, c’est vrai que je n’ai pas vraiment eu le temps de la faire. Il a fallu vite se faire au rythme de la marche, de la chasse, de dégotter des cachettes, et d’en changer quand elles puaient trop.

C’est en découvrant une grotte qu’on est tombé sur la vieille Louise. Elle se touillait une soupe bizarre. En voyant Louise, Léa s’est accrochée à mon bras, tremblotante et effrayée par la vision de cette vieille femme qui ressemblait à une vraie sorcière des contes pour enfants avec ses longs cheveux blancs emmêlés, ses dents en moins, ses longs ongles crasseux et ses joues creuses.

Je me souviens que nous avions beaucoup grimpé ce jour là. Nous étions épuisés. Louise nous regardait, et continuait à touiller sa soupe. « Asseyez-vous donc« , nous a-t-elle lancé. J’attendais un signe de la part des grands avant de m’affaler par terre. Léa, était de plus en plus crispée, elle me faisait super mal là ! J’ai eu peur que Marco et Paulo décident de reprendre la route.

J’ai soupiré de soulagement quand j’ai vu Marco poser son sac à dos pour fouiller dedans et offrir à la vieille une boîte de haricots blancs pour le repas. La vieille l’a prise s’en rien dire et s’est occupée de la faire réchauffer.

La vieille Louise, raconte souvent qu’on a dû l’oublier pendant le « grand effacement ». Ce fameux matin où tous « les adultes » ont disparu.
Un peu comme dans l’histoire qu’elle adorait nous raconter, une vraie histoire qu’elle avait lue (Autre Monde de Monsieur Chattam). Avant le grand effacement, les adultes avaient le temps de faire autre chose que de chercher un abri, se chauffer,  manger,  se protéger du froid et des rôdeurs. Ils chantaient, s’amusaient, buvaient de l’alcool, écrivaient et lisaient des histoires, allaient au cinéma. Elle ne comprenait pas plus que nous ce qui avait bien pu se passer.

La Louise, elle nous chante souvent des chansons. Avec ses dents en moins, on a du mal à comprendre les paroles, mais ça ne fait rien. Quand on est réunis tous les cinq autour du feu, on est tout simplement heureux d’avoir le ventre plein, de n’avoir perdu personne, d’être ensemble quoi.

Oui, je l’aime bien la Louise. Ça va me faire quelque chose si, comme elle dit, elle va partir avant les premiers grands froids. Et pour aller où d’abord ? Qui nous racontera des histoires ? Qui nous chantera des chansons ?

Ce que les adultes peuvent être égoïstes !

C’est bien beau de ma part de me lamenter, mais si encore une fois je ne ramène rien au camp, on est sûr de se faire une soupe d’herbes à la Louise agrémenté d’une boite d’épinards.

Je marche depuis des heures mais j’ai encore un peu de temps avant de faire demi tour. Vaut mieux rentrer avant la nuit, sinon ça craint, personne ne se mettra à ta recherche avant le lendemain matin. Heureusement celui qui part à la chasse à le droit d’emporter un couteau de chasse, une lampe de poche, une boussole et la carte de la forêt de Fontainebleau. Seul Paulo a le droit d’emporter son arc. J’aimerai bien qu’il m’apprenne à tirer !

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Je n’étais jamais allé aussi loin… Ça sent le cramé par ici. Pas une bonne nouvelle, ça veut dire qu’un autre groupe est dans les parages. J’arrive vers les restes calcinés d’un abri. Dommage, on aurait pu passer l’hiver ici. De toute façon, comme dit Paulo, vaut mieux rester dans les hauteurs pour voir venir le danger.
Je fouille les restes avec un bâton et découvre deux gros rats carbonisés. Ils sont tiédasses et surtout ne puent pas ! Chouette, la nourriture pour ce soir est assurée. Je ne rentrerai pas les mains vides.

Plus loin, mon œil est attiré par ce qui me semble être un livre à moitié cramé lui aussi. Je saute de joie à l’idée de rapporter cette trouvaille à Louise. Peut-être voudra-t-elle nous raconter cette nouvelle histoire ! LA PESTE … Bon le titre du livre n’est peut-être pas si rigolo que ça, mais la Louise, elle sait inventer des histoires à partir de n’importe quoi…elle a une telle imagination !

La Peste et les rats ! Avec ces trophées, ce soir, je suis le roi du Monde !!

Je prends délicatement les restes des papiers et feuillets que je mets à l’abri dans ma besace et retourne au camp, victorieux, le sourire aux lèvres. C’est une bonne journée !

Quand j’arrive, je ne vois pas comme d’habitude les quatre visages souriants et soulagés de me voir rentrer avant la nuit. Je ne vois pas la question à peine formulée sur leur lèvres « As-tu rapporté de quoi manger » ?

Je ne vois que les larmes de Léa qui coulent toutes seules. Je suis hypnotisé par les traînées blanches qu’elles laissent sur son visage sale…. Elle se raccroche à son nounours comme à une bouée de sauvetage. A ses côtés, se tient son frère, la mine sombre et grave. Son regard est fixé sur Paulo agenouillé aux côtés de la Louise endormie.

« Elle est partie » me dit Paulo. « Elle s’est allongée pour se reposer et elle est partie…Comme elle l’a dit… avant que l’hiver n’arrive« .

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Voici ma participation à l’atelier d’écriture de Bricabook.

C’est avec cette petite histoire, que je rends hommage à Maxime Chattam et les heures de lectures magiques qu’il m’a offertes jusque là. (Magiques pour Autre Mondes ; ses autres livres étant tout autant fantastiques mais pas racontables aux enfants).

Si un jour la fin du monde arrive, je souhaite rencontrer une Louise qui me racontera des histoires, ou bien être cette Louise que petits et grands écouteront avec gourmandise.


7 réponses à “La vieille Louise (Atelier d’écriture)”

  1. Putain,ça fait froid dans le dos ton histoire…..Quelle tristesse!Ce qui me fait le plus de peine,c’est que ces enfants ne sachent pas que leurs parents ne les ont pas abandonnés volontairement…..

  2. Je ne connais pas du tout Chattam, donc je lis donc ton texte d’un oeil neuf. Très fouillé, très détaillé, on est vraiment dedans, et on a envie de tourner les pages encore et encore ! 🙂

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