Jusqu’à toucher les étoiles (Atelier d’écriture)


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Photo © Romaric Cazaux – Texte : © Valérie Guichon – 2015

Jusqu’à toucher les étoiles

Atelier d’écriture / Texte court inspiré par une photo

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Je m’appelle Alice Duchêne. Aujourd’hui, je me sens bien : j’ai le cœur gonflé d’orgueil et d’amour comme à chaque fois que je présente de nouveaux élèves aux concours d’entrée de prestigieuses écoles de danse.
Je me suis fait un nom dans le domaine de la danse classique sans avoir une seule fois foulé une scène. Ironique non ?

Des élèves viennent de toute l’Europe suivre mes master class et en général, 70% des filles et garçons que j’emmène aux concours, reçoivent un prix ou sont intégrés dans une célèbre compagnie. Je ne me déplace pas souvent, mais quand cela arrive, je fais mouche presque chaque fois. Peut-être me trouvez-vous orgueilleuse, mais c’est un fait, je suis une des meilleures dénicheuse de talents.
Aujourd’hui, je présente Apolline, Juliette et Cécile au Concours International de Danse « Le Tutu d’Or ».

Lors de nos derniers échauffements, avant qu’elles ne rejoignent les coulisses pour être appelées sur scène, il me plaît de les prendre en photo…C’est devenu une sorte de rituel chez moi. Appelez cela de la superstition, mais je pense ne plus pouvoir faire autrement de peur que mes élèves échouent. C’est ridicule, je suis la première à en rire.
Ces photos souvenirs, je les accroche ensuite dans différentes salles de mon école et suis capable, rien qu’à l’usure d’un chausson, à la cambrure d’un pied, de donner le nom du jeune homme ou de la jeune danseuse qui a posé sur cette photo.
C’est devenu un jeu entre les élèves et moi. Reconnaître qui est qui. Les filles surtout essayent de me prendre au piège, mais j’ai bonne mémoire. Les petites curieuses me demandent aussi très souvent pourquoi je ne prends que des photos de leurs jambes. Je leur réponds que sinon, il n’y aurait pas ce jeu de devinette entre nous, et que ce sont en premier les jambes que je vois sans faire d’effort !

Une jeune femme, avec une douceur extrême, m’accompagne dans la salle de spectacle où se déroule le concours. J’aime respirer la poussière des rideaux, caresser le velours des dossiers de fauteuil. Je rigole intérieurement en me demandant s’ils sont doux ou durs pour les fessiers de ces nantis qui viennent voir des ballets parce que cela fait bien d’aller au spectacle. Je lève les yeux, et admire les tons rouges et ors qui dominent la salle…Que de spectacles ont été montés ici, que de célèbres danseuses ont foulés cette scène.

Mes pensées s’envolent. Un courant d’air me glace le sang. Je ne sais d’où vient ce froid, mais il m’emporte malgré moi bien loin, aux temps reculés que j’aurai tant aimé oublier. A l’époque de mes trois ans, quand ma mère, danseuse frustrée d’une carrière mort-née, à jeté son dévolu sur moi. Je serai danseuse vedette de ballet ou rien.

C’est ce froid qui m’a replongé sous cette verrière où le chauffage était proscrit. « Cela pourrait te ramollir ma fille ». Dans cette pièce froide et humide, il n’y avait que moi, mes chaussons et mon tutu. « De la discipline ma fille, discipline ! » Hurlait-elle.

« 3ème ! Plus arrondi le bras, on dirait un bout de bois »,

«  Mais comment oses-tu appeler cette position une Arabesque ! Quelle honte ! Ta jambe est à peine tendue et devrait arriver à cette hauteur ».

Sa main, pleine de hargne forçait le geste jusqu’à monter ma jambe au niveau parfait entre le sol et le ciel.

Son amour de la danse, ou son amour pour moi, que sais-je, s’était gravé à coup de canne dans ma chair. Je garde encore les stigmates d’erreurs d’enchaînements, de positions maladroites.
Jusqu’à épuisement, elle me faisait répéter, répéter. Je sentais bien qu’il me fallait tenir jusqu’à ce qu’une fois lassée, elle se détourne de moi pour retourner à son jardin. Cela signifiait la fin du cours et le début des douleurs.

Cette canne, à la fois cajoleuse et objet de mon martyr a développé à la fois ma haine et mon endurance. Je me réfugiais alors au seul endroit plat, (le toit de notre maison), pour continuer à m’exercer. Je ressentais le désir de m’isoler, de panser mes blessures, mais reprenait vite la volonté de persévérer jusqu’à ce que les mots « danser », « sauter » n’aient plus de sens. Je voulais m’envoler jusqu’à toucher les étoiles….

Ne pas penser, ne pas s’arrêter…Répéter, répéter jusqu’à obtenir la position parfaite. J’y travaillais inlassablement jusqu’à maîtriser le geste pour lui prouver que je n’étais pas une cruche, qu’elle pouvait m’aimer, que j’allais pour elle, danser.

Lorsque transie de froid, je redescendais, c’était pour travailler le coup-de-pied comme elle me l’avait montré. Le travailler jusqu’à obtenir une cambrure parfaite. J’étais devenue alors mon propre bourreau, jusqu’à glisser les pieds sous un meuble bas, et tendre les jambes pour déformer les os des pieds et obtenir ainsi la plus parfaite des cambrures.
Arriva très vite une nouvelle étape, une nouvelle récompense : les très jolies pointes roses que ma mère me faisait miroiter depuis si longtemps. Mon cœur s’est rempli de fierté de voir son visage s’illuminer en laçant les rubans autour de ma cheville.
Cette minute de bonheur fit place à une nouvelle forme de torture physique. Ampoules, peau arrachée, pansements, pieds en sang. Et chaque jour, il me fallait recommencer : relever sur tendu, plier sur pointes, passage par demi-pointe, puis poser les talons au sol, et tendre…

Mon corps était un instrument de musique que je devais travailler inlassablement.
Mon corps était un morceau de roseau que je devais plier selon ma volonté…

Je ravalais mes pleurs, ma douleur. Ma mère était si heureuse de voir chaque jour un peu plus mes pieds se déformer sous ses yeux.
Un jour, je serai parfaite !

Je continuais alors mes séances nocturnes sur le toit. Enchaîner les sissonnes jusqu’à trouver l’écart parfait, m’élever aussi haut que possible jusqu’à toucher les étoiles ! Mais le toit n’était pas assez long. La dernière sissonne me fut fatale.

Les premières mesures de la Prokofiev me sortent de ma torpeur et me ramènent à l’instant présent. Le concours commence et ma petite Apolline entre en piste sur l’air de Cendrillon. Elle est belle, gracieuse et donne tout l’amour qu’elle a pour la danse à son public. Elle est magnifique !

Le morceau terminé, je reste assise bien sûr, mais applaudit de toutes mes forces pour la remercier de toute l’émotion qu’elle nous a transmise. Je jury, lui, est debout.

Si je pouvais, je me lèverai aussi. Apolline vient de toucher les étoiles.

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Voici ma participation à l’atelier d’écriture de Bricabook.
Il ne m’a pas été facile de partir de cette photo alors que je n’y connais rien en danse.
Je me suis attachée en premier lieu à me mettre à la place du photographe….puis du professeur, les deux ont fusionné et je suis repartie de zéro pour raconter une histoire atypique d’un professeur hors norme.
J’ai volontairement écarté de mon histoire certains mots qui auraient pu vous mettre sur la piste trop facilement. J’espère cependant avoir été suffisamment claire sur le destin tragique de cette Alice. C’est l’exercice que je me suis donné. Dites-moi si cela a fonctionné 🙂

N’hésitez pas à commenter, formuler des critiques constructives, me donner votre avis…Encore une fois, le principal c’est l’amour de l’écriture qui nous rassemble et l’échange qui en découle ne peut être que bénéfique.


20 réponses à “Jusqu’à toucher les étoiles (Atelier d’écriture)”

  1. La relation mère/fille est terrible ! Une mère qui veut être danseuse étoile par procuration, une fille qui se « torture » pour gagner l’affection de celle qui l’a mise au monde. Texte très fort !

    • Ah ça, j’ai regardé des vidéos, lu des histoires horribles de concurrences entre filles pour essayer de rester le plus crédible possible. Maintenant, une danseuse y trouverait certainement à redire 😉

  2. C’est un beau texte,bien construit,bien documenté,tres dense.Bien sur on sait qu’on va vers une explication de pourquoi elle a choisi d’être de ce côté de la danse mais tu as sû nous faire attendre….Même sans l’accident on aurait compris qu’elle se révolte enfin contre le projet inhumain de sa mère…J’aime son choix de donner de l’amour d’une manière plus généreuse que celui qu’elle a reçu…

    • Merci Bénédicte, c’est le message que je voulais faire passer. Quelque soit l’éducation reçue, il faut savoir pardonner et s’ouvrir aux autres pour trouver le bonheur intérieur 🙂

    • Merci Virginie ! C’est vrai que cet atelier n’était pas évident pour moi. Je reprendrai ce texte car certaines personnes ont eu du mal à comprendre que mon héroïne était en chaise roulante.

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